vol au-dessus du glacier

Deux mois après l`’ascension du Mont-Blanc (le 14 juillet 1976 – voir le rêve blanc), je me retrouvais militaire dans les Landes. En effet, j’avais décidé de résilier le sursis dont je bénéficiais, et qui courait encore pour deux ans, afin de me débarrasser de cette corvée… Le changement était brutal: la séparation, avec Annie on le vivait très mal, et puis le renoncement à la liberté, la beauté de la montagne, le grand air, l’aventure alpine, tout ça balayé par les contraintes de la vie militaire. La pilule était dure à avaler, mais je ne pouvais plus reculer. Et cela allait durer un an…

J’avais aussi dû abandonner mon travail, et accessoirement mon salaire. Même si mon employeur me conservait ma place, l’année s’annonçait vraiment difficile sur tous les plans. Heureusement – un moindre mal – l’armée avait besoin d’informaticiens, et après mes trois mois de formation militaire, je devais être affecté dans un service qui réclamait mes compétences. Au moins je continuerais à pratiquer mon métier, pour la généreuse somme de… 224 francs par mois (je n’ai pas oublié!) soit environ 35€, ce qui même en 1976 n’était pas grand chose.

Dans les Landes, je faisais tout pour échapper aux exercices militaires, et fut rapidement sélectionné dans l’équipe de cross-country de la compagnie. Cela me permettait de sécher, en toute légalité, nombre de manoeuvres, puisque pendant ce temps on s’entrainait et préparait la compétition “inter-compagnies” qui semblait être d’une importance capitale pour le commandement. Au moins, je maintenais ma condition physique, ce qui était une autre de mes inquiétudes.

Inutile de dire qu’il ne fut pas question de montagne jusqu’en septembre 1977. Mais dès la liberté retrouvée, je retrouvais le copain avec qui j’avais commencé un programme intensif d’escalade en 1976. Quasiment tous les samedis on “grimpait” dans la forêt de Fontainebleau qui regorgeait de parcours balisés sur des blocs (plus ou moins gros, certains faisaient jusqu’à 10-15 mètres) ce qui permettait de s’entrainer sérieusement sans prendre beaucoup de risques. Libéré de mes obligations, je redoublais donc d’activité.

Fontainebleau en hiver…
… ou en été !
Le terrain de jeu est infini

L’année 1978 commença en fanfare avec l’arrivée d’un petit bonhomme qui allait transformer notre vie de couple en une famille. Cette année-là, il ne fut bien sûr pas question de montagne non plus, car la tête était ailleurs, et les nuits bien trop courtes !

Malgré tout, les sorties à Fontainebleau continuaient, et on poussait même jusqu’en Normandie pour aller grimper sur les falaises qui surplombent l’Orne, du côté de Clécy, dans une région que l’on appelle la Suisse Normande.

Escalade en Suisse Normande
Sortie de voie à Clécy

Lorsqu’arriva l’année 1979, le manque de montagne commençait toutefois à me titiller. J’étais en forme, ayant repris la course à pied sérieusement, et préparant les 20km de Paris pour l’automne. Et donc, au mois de juin, je me décidais à partir dans le massif des Ecrins pour un stage avec le Club Alpin Français (CAF) à La Bérarde, au Centre National de Ski et Alpinisme. Le stage était intitulé “stage premier de cordée”, il s’agissait surtout de travailler les techniques sur glace et la maitrise des courses alpines mixtes (rocher et glace), dans la position d’un premier de cordée.

Nous étions huit. Nos deux guides instructeurs nous avaient organisé en quatre cordées de deux, et nous alternions la position de “premier” et de “second” dans la cordée. Après quelques exercices sur glacier pour se mettre en jambes, nous partons dès le lendemain matin gravir le sommet Sud-Est de la Roche d’Alvau (3627m). Course difficile et longue. Partis à 3h du matin, il nous faudra 6 heures pour arriver au sommet, avec un couloir de 600m à 45º à gravir. Au sommet, la fatigue est déjà présente pour tous les stagiaires, pour un début c’est du costaud !

Sommet SE de la Roche d’Alvau (3627m) par la face SE. En rouge, l’itinéraire de montée et de descente, avec l’indication du dévissage en haut du couloir de 600m qui disparait derrière la paroi rocheuse.

Nous redescendons par la même voie. La difficulté se situe dans la redescente du couloir de 600m. La pente y est raide et, en ce mois de juin, beaucoup de neige recouvre encore la glace. En règle générale, on préfère la glace car les crampons y mordent bien, mais avec la neige il faut fréquemment taper ses pieds sur le piolet pour faire tomber la neige qui se colle sous les crampons et les rend inefficaces. A l’approche du couloir (le petit trait rouge sur la photo ci-dessus) je suis en position de “second” c’est à dire que c’est moi qui descends devant, et le “premier” est plus haut au-dessus de moi. Dans un couloir comme celui-là il faut être vigilant, la moindre glissade de l’un ou de l’autre est difficile à enrayer si on ne réagit pas immédiatement.

Vu la pente, la progression se fait “l’un après l’autre”, le premier assure le second qui descend sous lui, et le second fait de même lorsque le premier le rejoint. Chacun sait ce qu’il a à faire, il suffit de rester concentré et attentif. En principe.

Je termine tout juste la première longueur, et je me prépare à installer l’assurance pour faire descendre mon premier, quand en me retournant je constate qu’il a commencé à avancer en même temps que moi. Donc sans assurance. Il a déjà dû bien avancer vu les anneaux de corde qu’il a dans la main, et je ne suis pas en position de l’assurer si besoin. Le temps de réaliser la situation, une plaque de neige se décroche sous ses pieds, et il commence à glisser vers moi. Je me précipite, enfonce mon piolet dans la neige jusqu’à la panne, passe un mousqueton d’assurance et commence à “avaler” les 40m de corde qui nous relient. Pendant ce temps, l’autre prend de la vitesse, il est déjà à ma hauteur. J’avale aussi vite que je peux et je me couche sur mon piolet en présumant de la suite. Mais quand la corde se tend, le choc arrache le piolet et m’emporte à mon tour dans la pente. Je prends de suite de la vitesse, et “redouble” mon premier qui tente la même opération que moi pour stopper le mouvement, mais avec le même résultat; le choc l’entraine, et le voilà qui me redouble…

Je comprends que la situation est sérieuse et que l’on ne réussira pas à s’arrêter. A ce moment là, je suis sur le dos, et je glisse comme une luge dans une pente de 45º. Voilà ce que je vois dans mon champ de vision (incroyable, mais j’ai trouvé cette photo du couloir qui montre exactement ce que je voyais, ces images sont tellement gravées dans ma mémoire ! seule la pente n’est pas bien rendue car la photo est prise dans l’axe de la descente):

La grande glissade dans le couloir…

Etonnamment, la lucidité reprend le dessus, je vois que je me dirige tout droit vers ce becquet rocheux qui avance vers le milieu du couloir. J’anticipe le choc. Je me débarrasse de mon piolet (c’est ce qu’on apprend à faire pour éviter de se le planter dans le thorax). Je suis toujours sur le dos, les jambes pliées, de sorte que mes pieds vont taper les premiers sur le rocher. Tout cela se passe à une vitesse bien plus grande que le récit. Mes pieds entrent en contact avec le rocher, et le choc me propulse en l’air me faisant sauter les rochers sur ma droite. Je retombe un peu plus bas dans le couloir (qui par chance marque un léger virage vers la droite), et je reprends ma glissade infernale. De temps en temps la corde me tire et me relance, puis je reprends ma glissade solitaire jusqu’à ce que la corde se tendant j’entraine l’autre à nouveau, etc. etc.

Je pense à un moment que cela ne va jamais s’arrêter, cette glissade est interminable. Et puis je me dis que l’arrêt va probablement être brutal, et que ça risque de faire mal…

Quand soudain… je m’immobilise. J’ai la tête plantée dans la neige. Je ne bouge pas. Je me demande même où je suis. Je ne bouge toujours pas. Autour de moi, le silence. Je pense aux victimes d’avalanche. Cela semble durer une éternité. (la fin de la glissade se situe sur la petite croix rouge sur la photo, tout en bas).

Et puis… des voix étouffées, puis des cris. Une voix m’appelle, puis plusieurs voix. Les guides, puis les autres cordées nous rejoignent les uns après les autres. Je tente de parler, de bouger, mais je ne peux pas. Je pèse une tonne. J’ai de la neige de partout, sous ma veste, sous mon pull, même directement sur la peau. On m’aide à me sortir de là. J’étais enseveli sous la neige. Je m’assois doucement. Apparemment, rien de cassé. Je demande où est mon compagnon de cordée, il est là à quelques mètres, dans le même état que moi. Miraculeusement, nous sommes choqués, sonnés, groggys, mais entiers ! En fait, au bas des couloirs, quand la pente devient moins forte, la neige s’accumule et constitue des gros tas. Nous nous sommes plantés là-dedans, ce qui nous a arrêtés “en douceur”.

Le retour jusqu’au centre (il nous restait une heure environ) se fera tranquillement. Après une bonne douche, j’ai l’impression d’avoir été roué de coups… Tout le monde est autour de nous, on nous demande ce qu’il s’est passé. Je raconte cette histoire qui n’est jamais sortie de ma mémoire depuis 40 ans ! Tous les détails sont toujours aussi présents que si cela s’était passé hier !

Après un debriefing technique par nos instructeurs, la soirée se terminera néanmoins avec le sourire: on nous annonce que nous avons battu le record de la descente du couloir !

Ironie du sort, le programme du lendemain était consacré à… des exercices d’assurance dynamique sur glacier. Des simulations de situations réalistes, avec l’un d’entre nous jouant le rôle de celui qui dévisse. J’avais juste commencé l’entrainement avec un peu d’avance ! Mais le programme resta inchangé, notre chute de la veille fut même pour nos instructeurs une parfaite illustration des conséquences d’une erreur d’assurance.

Ci-dessous quelques photos du type d’exercices effectués. Ici, les différentes façons de franchir une rimaye (c’est à dire la cassure qui sépare un glacier de son névé sur la pente supérieure):

Passage de rimaye: 1) en sautant
2) descente simple
3) descente en rappel.

Les jours suivants, le stage continua en haute montagne, nous avons passé trois jours en autarcie au refuge de la Pilatte d’où nous allions réaliser plusieurs ascensions, dont la plus difficile du séjour, la face Nord du Mont Gioberney (3351m) par la voie du mur de glace.

Face Nord du Gioberney, la voie du mur de glace

Une sacrée ambiance dans le mur. Comme le montre la photo, la pente est sérieuse.

Au pied du mur !

Il faut régulièrement poser des broches dans la glace pour l’assurance des “premiers”. Très grosse concentration, on parle peu sauf pour des indications techniques, chacun ayant en mémoire l’erreur du premier jour, qui ici serait probablement fatale…

Tout se passera bien, et je garde un beau souvenir de la sortie de la face, en particulier des premiers rayons de soleil au sommet, et de la vue imprenable sur la barre des Ecrins. C’est aussi un grand soulagement de sortir de ce genre de voie où la tension est extrême. Au sommet, chacun se congratule, la joie est manifeste.

Ce stage, qui aurait pu très mal se terminer, restera un bon souvenir. J’y ai beaucoup appris, sur des tas de plans, d’abord sur moi-même et bien sûr sur la conduite de courses de glace difficiles et exposées. Je rentrais donc avec un large sourire, mais plutôt intransigeant sur les consignes de sécurité.

Fin de stage sur le Mont Gioberney. Quelle belle fin !

Deux mois plus tard, j’étais prêt pour retourner en montagne avec mon père. Nous nous retrouvions au même camping que trois ans plus tôt, lorsque nous étions allés au Mont-Blanc. J’avais décidé de lui offrir une belle course mixte, une classique des Alpes: la traversée des Dômes de Miage. Une course longue (5h pour monter au refuge, et 10h le lendemain pour effectuer toute la traversée et redescendre dans la vallée) mais dans un cadre magnifique. Que demander de plus ?

Il y avait quand même deux difficultés à surmonter:
1) la montée au refuge, qui est considérée comme l’une des plus dures du massif, une course en soi, avec une arrivée au refuge “délicate”
2) le départ de nuit depuis le refuge car il faut trouver son chemin sur le glacier de Tré-la-Tête qui est très crevassé

Le premier jour, depuis les Contamines, il faut d’abord monter au refuge de Tré-la-Tête. De là, le chemin jusqu’au refuge des Conscrits (2730m) est exigeant. [A noter que cela est assez différent aujourd’hui – voir actualisation en fin d’article]. Il faut d’abord s’élever jusqu’à rejoindre la moraine du glacier de Trè-la-Tête par un chemin en lacets assez raide, puis prendre pied sur le glacier proprement dit. A ce stade, nul besoin de chausser les crampons car la glace est recouverte de pierres qui ne cessent de tomber des parois rocheuses qui encadrent le glacier. L’itinéraire se poursuit sur le glacier jusqu’à une gorge qu’il va falloir escalader sur la rive droite du glacier.

Ce passage est appelé “le mauvais pas”, ce qui en donne déjà une bonne idée. Il faut sortir la corde, garder son casque sur la tête, et “tirer” deux longueurs dans une paroi assez abrupte, pour prendre pied sur la plateforme supérieure qui conduit au refuge. A cet endroit là, on surplombe le glacier qui est magnifique:

Le glacier de Trè-la-Tête

Le refuge se trouve un plus haut, tout au bord du glacier. A l’époque, le refuge était d’un confort très sommaire, on disait même le “refuge-cabane”:

Le refuge-cabane des Conscrits (2730m)

Cette montée au refuge d’environ 5 heures est donc assez physique. Mon père accuse un peu le coup dans la soirée, j’espère que tout ira bien le lendemain.

Après un repas aussi rapide que frugal, ici pas de soupe chaude… j’en profite pour aller prendre des repères sur le glacier pour le lendemain matin. La difficulté avec la traversée des glaciers c’est qu’ils sont différents au fil de la saison, plus ou moins ouverts, plus ou moins recouverts de neige, de pierres, plus ou moins stables. Les topos donnent les directions générales, mais ce n’est que sur place que l’on découvre l’état de la glace, la présence ou non de ponts de neige, et donc l’itinéraire le plus sécurisant à suivre.

En gros il y a deux itinéraires pour rejoindre le col des Dômes (3564m) à partir duquel il suffira de suivre l’arête vers les quatre Dômes – Sommet 1 (3630m), Sommet 2 (3665m), Sommet 3 (3669m), Sommet 4 (3564m) – et de finir la traversée jusqu’à l’Aiguille de la Bérangère (3425m). Depuis le refuge, on peut donc passer par la rive gauche du glacier qui évite la partie centrale, très crevassée, pour traverser le glacier un peu plus haut en direction du col des Dômes, une zone moins crevassée. Ou bien, partir directement par le glacier et prendre le chemin le plus court jusqu’au col.

Au vu de l’état du glacier, pas de neige, une glace bien bleue, solide, et des crevasses très ouvertes donc visibles et sans surprise, je décide de prendre l’itinéraire le plus court, et de partir par le glacier. Je sens mon père un peu réservé mais il dit me faire confiance. Depuis le Mont-Blanc, nos relations sont différentes, et c’est étonnant pour le jeune adulte que je suis de sentir que les choses s’inversent d’une certaine manière, que la confiance aveugle en son père s’est transformée en celle du père envers son fils. A cet instant j’ai l’impression de grandir encore un peu.

Avec la carte détaillée du secteur et le topo, je repère l’itinéraire que je veux suivre et prends quelques repères pour le lendemain. Nous avons prévu de partir vers 4h, et la nuit sera encore relativement noire puisque seulement un dernier quartier de Lune éclairera le glacier. Il faut donc savoir où mettre les pieds sans tergiverser.

Au refuge, trois autres cordées vont aussi faire les Dômes de Miage. Mais comme souvent dans les refuges, personne ne donne d’indications ni de l’heure à laquelle il part, ni de l’itinéraire qu’il va suivre. Et c’est toujours une scène assez cocasse le lendemain matin, de voir les cordées attendre que la première démarre pour la suivre.

Le refuge étant petit et tout le monde dormant dans le même dortoir, dès que le premier est levé, tout le monde est sur le pont ! Donc à 4h tout le monde est fin prêt, et comme je le prévoyais, tout le monde attend que la première cordée parte. Je me marre intérieurement, et dès que mon père est prêt, je m’engage dans la direction repérée la veille au soir. Nous sommes donc les premiers à partir.

Comme prévu, je me dirige vers la partie centrale du glacier, “pleine piste”. La marche sur glacier, de nuit, est toujours un peu étrange. C’est surtout une affaire de bruits: celui de l’eau qui coule sous la glace, et celui des crampons qui crissent sur la glace dure. En tout cas, bonne nouvelle, la nuit a été froide car les crampons mordent franchement. Les premières grosses crevasses se présentent. Aucune difficulté pour les contourner tellement elles sont visibles dans la lumière de ma frontale. Au bout d’un moment, je me retourne et je vois des frontales sur la rive gauche, donc plus haut que nous. Les autres ont finalement décidé de prendre l’autre itinéraire. Ils n’ont pas dû aimer le mien !

Une heure plus tard, nous sortons de la partie crevassée du glacier. Nous sommes en droite ligne vers le col que je vois sur la gauche au-dessus de nous. Les premières lueurs viennent colorer l’horizon:

Le jour se lève sur la partie supérieure du glacier

A cet endroit le glacier est assez fermé, la progression est donc plus rapide. Et puis avec l’arrivée du jour, nous prenons rapidement de l’altitude. Le pente se redresse, mon père souffle. Je ralentis le pas car avec ce départ, nous ne sommes pas en retard.

Direction le col des Dômes

Plus bas, nous apercevons les cordées qui étaient avec nous au refuge hier soir et qui commencent seulement à traverser le glacier. Je suis content de mon choix, nous avons économisé au bas mot une heure de marche.

Les autres cordées sur le glacier

La pente devient plus raide, nous approchons les 3500m, le col est tout proche mais nous sommes toujours dans l’ombre. Et puis soudain, la récompense:

Le premier sommet depuis le col des Dômes

Nous voilà en plein soleil levant, et devant nous cette arête magnifique que nous allons suivre pendant près de quatre heures. Sur 360º le paysage est incroyable. Du col, deux traces sont bien marquées: à gauche, celle qui va vers les Dômes de Miage, et à droite celle qui va vers l’aiguille de Bionnassay et le Mont-Blanc.

Aiguilles du Goûter et de Bionnassay, et l’arête des Bosses jusqu’au Mont-Blanc

Nous allons laisser derrière nous notre itinéraire d’il y a 3 ans ! Mais quel plaisir de le revoir. Nous prenons le temps de le suivre des yeux. Sur la trace en direction des Dômes de Miage, je vois quelques cordées qui ont un peu d’avance sur nous. Ils ont dû dormir au refuge de Tête-Rousse, au pied de l’Aiguille du Goûter.

C’est aussi un peu pour ça que je voulais faire cette traversée qui est presque dans la continuité du Mont-Blanc: en redescendant il aurait fallu bifurquer vers l’Aiguille de Bionnassay au lieu de descendre l’Aiguille du Goûter et nous nous serions retrouvés au col des Dômes, précisément là où nous nous trouvons. Itinéraire de rêve.

Mais ce qui nous attend est aussi très beau. Marcher sur cette arête est un vrai plaisir, les pentes y sont raisonnables, puisque nous allons passer 4 heures entre 3563m et 3669m sur ce magnifique toboggan, mais le bonheur d’être là est indescriptible.

Les Dômes I et II depuis le col
Le grand toboggan
Petite pause, en arrière-plan toujours le Mont-Blanc !

En revoyant ces photos, je remarque le large sourire sur le visage de mon père. Il a l’air tout simplement heureux. Cet environnement, c’est tout ce qu’il aime. A plusieurs reprises, il me dit d’ailleurs la beauté de cette arête.

Les sommets s’enchainent. Nous voici déjà en vue du troisième, le plus haut (3669m). La trace devient étroite et aérienne. Nous rattrapons quelques cordées qui marquent le pas à la vue de ce “fil” sur lequel il va falloir se lancer.

On approche du 3ème sommet, embouteillage sur l’arête !

On en profite pour faire une autre pause après la descente délicate du 2ème dôme . Le sourire est toujours le même.

Pause après avoir redescendu le 2ème sommet

Les mots manquent. La traversée de ces quatre Dômes est un vrai régal. Les yeux sont sans cesse accrochés par les joyaux qui nous entourent.

Et puis, devant nous, voilà enfin l’aiguille de la Bérangère, le 5ème sommet de la journée.

l’Aiguille de la Bérangère

Il va falloir escalader ces quelques rochers sans quitter nos crampons, car la neige et la glace ne sont jamais très loin, ce que mon père n’aime guère. Mais au sommet la tension de ces derniers mètres retombe. Soudain le soleil nous parait plus chaud. Nous sommes seuls au sommet, seuls au monde, le silence est puissant. Nos yeux balayent les vallées que nous dominons: d’un côté les vertes vallées en mode estival, et de l’autre les vallées glaciaires dans leur robe blanche. La juxtaposition des deux univers est étonnante.

Haute-Montagne et vertes vallées !

Sur notre gauche, nous voyons le parcours accompli et le 4ème sommet des Dômes d’où nous venons. Et puis au fond là-bas, toujours le Mont-Blanc, impérial !

Le sommet 4 sur la gauche au premier plan, et le Mont-Blanc au fond

Mais surtout, juste en-dessous de nous, une longue langue de glace attire l’oeil: le glacier de Trè-la-Tête se découvre dans sa totalité et nous rappelle le chemin parcouru. Après l’avoir remonté entièrement depuis hier, puis traversé pour rejoindre le col et l’arête, c’est la première fois que nous le voyons dans son intégralité. De là où nous sommes, nous avons même l’impression de le survoler !

Vol au dessus du glacier !

On voit bien les gros séracs sur la droite du glacier, le refuge est légèrement en retrait, c’est là que nous nous trouvions ce matin !

Au sommet de la Bérangère.

Il nous aura fallu 7 heures depuis le refuge pour arriver au sommet de la Bérangère. Il en faudra encore trois de plus pour redescendre dans la vallée. C’est le plus pénible qui nous attend. En montagne, contrairement à ce que beaucoup pensent, les descentes sont plus fatigantes que les montées ! Quinze heures d’effort sur les deux jours, mais un plaisir qui nous a portés tout le long.

C’était le 14 août 1979. Superbe!

Actualisation (2019) – Aujourd’hui la première partie de l’itinéraire, la montée au refuge, est complètement différente. Quelques années après notre passage, des échelles fixes ont d’abord été installées pour sécuriser le “mauvais pas”. Puis des câbles également. Mais comme à l’Aiguille du Goûter, les accidents se sont néanmoins multipliés…

Alors, dans les années 90 il a été décidé de construire un “vrai” et nouveau refuge des Conscrits. Mais un peu plus bas pour éviter ce mauvais secteur. Le nouveau refuge est à 2580m, au lieu de 2730m pour l’ancien. Il est bien plus grand et plus moderne:

L’ancien refuge, celui que nous avons utilisé en 1979, a été démonté en 1995.

Mais l’autre changement majeur peut se remarquer sur la photo ci-dessus. On voit que le glacier devant le refuge… a disparu ! Plus exactement, le réchauffement climatique a fait qu’en 40 ans le glacier a nettement reculé… En conséquence, le chemin d’accès au refuge, qui empruntait le glacier, se retrouve dans le fond de la gorge puisque il n’y a plus de glace. D’autant plus que le nouveau refuge est plus bas en altitude que l’ancien. L’accès au nouveau refuge nécessitait donc une escalade des parois encore plus longue et dangereuse qu’il y a 40 ans.

La solution a été apportée en 2012 avec la mise en place d’une passerelle suspendue qui permet de prendre pied directement sur la plateforme supérieure où se trouve le refuge.

On voit bien en contrebas de la passerelle, l’absence de glace, et du coup la gorge profonde que cela a créée.

Je dois dire que le net recul de ce glacier magnifique me désole profondément. Et certains prétendent toujours qu’il n’y a pas de problème…

J’imagine que la merveilleuse vue du glacier que nous avons admirée depuis le sommet de l’Aiguille de la Bérangère doit être aujourd’hui bien différente. Je préfère ne pas y retourner pour vérifier…

jp