le rêve blanc

C’est l’histoire d’un père qui rêvait d’air pur, de silence, d’altitude, en un mot de montagne. S’il avait rêvé de mer ou d’océan, l’histoire aurait sans doute été différente, mais lui aimait lever les yeux, là-haut, vers ce qui semble souvent infranchissable. D’ailleurs, la nuit venue, n’aimait-il pas aussi observer le ciel étoilé, se transporter loin dans l’univers, vers des galaxies aussi lointaines qu’inaccessibles ?

Au fil des années, les vacances familiales d’été se sont donc conjuguées en montagne, principalement en Savoie. Des sorties familiales en moyenne montagne, dans les alpages, parfois au-dessus des 2000m, qui avaient déjà le goût de petites aventures, surtout si nous passions la nuit sous la tente. Mais le soir venu, la lecture préférée de notre père était celle d’une collection de topo-guides du massif des Alpes: Beaufortain, Grand-Paradis, Ecrins, sans oublier bien sûr le massif du Mont-Blanc. A force de lire les descriptions des différentes voies “normales” des principaux sommets des Alpes, il les connaissait presque par coeur et s’était convaincu que toutes étaient “faisables”. Mais nous étions jeunes et pas vraiment équipés pour nous lancer dans ce genre d’aventures avec lui. Pour le moment, on se contentait donc de lécher les vitrines des magasins de sport, étudiant les formes des différents piolets, crampons à glace, et autres chaussures de montagne. Le summum était bien sûr de passer la journée à Chamonix, car outre la débauche de magasins de matériel de montagne, on pouvait également profiter de ce paysage toute la journée:

De droite à gauche, l’aiguille du Goûter, le Dôme du Goûter et le Mont-Blanc

Quelques années plus tard, nous avions grandis. Et notre père comptait bien passer à la vitesse supérieure ! L’été 1970, on m’avait offert un stage UCPA aux Contamines. Deux semaines de perfectionnement en montagne, avec au programme des courses dont le seul nom faisait briller les yeux de mon père, en particulier l’arête sud de l’Aiguille du Midi (3842m), et le Mont-Blanc du Tacul (4248m). Ce stage m’apprit beaucoup de choses et me fit surtout découvrir la haute montagne. Ambiance complètement différente de nos sorties familiales, des courses beaucoup plus longues et nécessitant un apprentissage préalable des techniques de neige et glace. Au retour je comprends l’attente de mon père que je transmette ce que j’ai appris.

Mais les années qui suivirent, la cordée que nous formions avec mon frère et mon père ne put pas se réunir très souvent. Mon frère en classe prépa, moi étudiant à Lyon, les vacances prises tous ensemble deviennent rares. Et puis en 1973, je termine mes études et trouve du travail à Paris. Mon père, lui, part pour son expédition astronomique en Mauritanie. Il faudra donc attendre 1975 pour que notre cordée se reforme en Vanoise. Comme promis, j’organise quelques exercices de marche en crampons à glace, utilisation du piolet et pose des broches à glace et, après quelques autres sommets, nous nous lançons à l’assaut du plus haut sommet du massif: la Grande Casse (3855m). C’est la seule course du massif qui s’apparente à ce que l’on trouve dans le massif du Mont-Blanc: départ de nuit, pentes de glace raides (plus de 40º), altitude. La course se déroule bien. Et dès le retour au refuge, un sujet déjà récurrent revient vite dans les discussions: le Mont-Blanc !

J’avais compris depuis un moment, mais j’avoue que, au fond de moi, je suis un peu partagé. Bien sûr, quel alpiniste amateur ne rêve pas d’aller au sommet du Mont-Blanc ? Il est facile de répondre à cette question. Mais si le Mont-Blanc est une course relativement facile techniquement, c’est une course très longue, qui demande deux jours d’effort, et à des altitudes largement au-dessus des 4000m. Il faut donc une excellente condition physique, et une certaine habitude de la haute montagne. Mon père n’a aucune des deux. Il ne fait jamais de sport dans l’année, et fume beaucoup. Mais il est vrai qu’en dépit de ça, ce qu’il réalise en montagne l’été venu est tout simplement incroyable ! Lui se sent donc tout à fait capable. Mon frère et moi essayons de modérer son enthousiasme, mais le projet est bel et bien inscrit à l’ordre du jour. L’été 1976 sera donc celui du Mont-Blanc.

Début juillet, on se retrouve donc tous aux Contamines. Au programme: quelques courses de préparation, entrainement sur glace, et répétition des gestes qu’il faudra effectuer sans hésitation jusqu’à 4810m. Seul le temps n’est pas vraiment au rendez-vous… les trois courses d’entrainement se soldent toutes par des échecs, et principalement à cause de la météo. Ce qui me tracasse un peu c’est que parfois nous avons dû aussi faire demi-tour à cause du retard pris dans l’itinéraire. En effet, la clé en montagne, surtout pour des courses de neige et glace, est de respecter des temps de passage avant que la neige et la glace ne deviennent dangereuses. Sur l’arête des Bosses, en direction du Mont-Blanc, entre 4300m et 4800m ce sera encore plus critique. Il est évident que la condition physique de notre cordée n’est pas très homogène, et cela me travaille un peu le soir venu.

Et puis, un beau matin, Jean-Pierre nous rejoint. C’est un bon copain de mes parents, un ami même, et presque un membre de la famille tant nous nous connaissons depuis longtemps. Jean-Pierre est un amoureux de la montagne, un peu plus jeune que notre père, et un peu plus sportif aussi car pratiquant le ski de randonnée et quelques courses en montagne au fil de l’année. Nous sommes ravis de le retrouver, et réciproquement. Mais évidemment, le Mont-Blanc est la raison majeure de sa venue. La première soirée au camping nous ne parlons que de ça. On tire des plans, on échafaude des stratégies. Les prévisions météo ne sont toujours pas fameuses, et le temps des vacances n’est pas extensible; il faut donc décider d’une date de départ et espérer que les cieux soient avec nous. Après moult discussions, nous fixons la date du 13 juillet pour monter au refuge du Goûter. Une fois là-haut (3815m) il faudra croiser les doigts et espérer que le ciel soit avec nous le 14 car ce sera notre seule tentative possible.

Pour gagner un peu de temps nous décidons d’emprunter le TMB (Tramway du Mont Blanc) un petit train à crémaillère qui relie St Gervais (580m) à la gare du Nid d’Aigle (2372m) au pied du glacier de Bionnassay. Le 13 juillet, le temps est maussade, et les sommets dans la brume. Cela nous conforte encore plus que l’option TMB est la meilleure car il va falloir rejoindre le refuge du Goûter le plus vite possible. Une fois au Nid d’Aigle, l’itinéraire consiste à rejoindre d’abord le refuge de Tête Rousse sur le glacier de Bionnassay, puis de continuer par l’ascension de l’Aiguille du Goûter, au total il faut compter environ 4h.

Le Tramway du Mont Blanc arrive au Nid d’Aigle.

Lorsque nous nous installons dans le TMB avec nos lourds sacs, nous avons conscience d’être au point de départ de quelque chose qui pourrait être une aventure inoubliable. Excitation et concentration sont de mise. Le train s’ébranle doucement et bruyamment, et nous voilà assez rapidement au-dessus de la vallée. Les rampes se succèdent, des petits tunnels, et puis lorsque la pente devient extrême les sections à crémaillère nous donnent l’impression d’être suspendus à un fil qui nous tire irrémédiablement vers le haut de la montagne. Au bout de la cinquième section à crémaillère, et après 1h15 de trajet, nous débouchons dans la gare du Nid d’Aigle. Le train se vide de tous ses alpinistes. Comme un seul homme, tous lèvent les yeux vers les montagnes, et commentent la même chose: l’Aiguille du Goûter est invisible ! le plafond nuageux dévoile tout juste le bas de la face que nous allons devoir gravir.

Les sacs rejoignent rapidement nos dos, et nous voilà partis, les yeux rivés vers cette Aiguille qui se cache, et l’esprit soucieux de devoir escalader cette face dans ces conditions. Le sentier du refuge de Tête Rousse est très vite raide, ce qui réduit au silence. Chacun trouve son pas et chemine dans ses pensées.

Au dessus du Nid d’Aigle
L’Aiguille du Goûter dans la brume.

Nous prenons rapidement de la hauteur. Le brouillard s’enroule autour de nous, puis s’envole, laissant filtrer quelques rayons de soleil, pour s’abattre à nouveau plus épais. Je vérifie régulièrement notre allure, tout va bien.

Les premiers névés
Par moment le brouillard se déchire
Nous gagnons rapidement de l’altitude

Soudain, lorsque nous atteignons la moraine du glacier de Bionnassay, le ciel s’obscurcit vraiment, on se croirait en hiver, et nous craignons même un orage. Nous laissons le refuge de Tête Rousse pour filer directement vers le couloir qui descend du sommet de la pyramide que constitue l’Aiguille du Goûter. Ce couloir est le plus meurtrier du massif, les chutes de pierre y sont permanentes, il ne faut donc ne pas s’éterniser dans le secteur et avoir toujours un oeil vers le haut quand on le traverse. Heureusement pour nous, les chutes de neige de la nuit précédente ont “platré” la face. Les pierres ne tombent quasiment pas, du moins tant que le soleil ne fera pas fondre la neige. Une chance mais il vaut mieux accélérer le pas.

Sur le glacier de Bionnassay
Le sentier fait place à des blocs.
On approche de la base de l’Aiguille du Goûter
Traversée du couloir de l’Aiguille du Goûter.

Une fois le couloir traversé, nous attaquons l’ascension proprement dite de l’Aiguille du Goûter. Un vague sentier au début puis des blocs qu’il faut escalader. Le balisage de la voie est quasi inexistant à cause de la neige tombée la nuit précédente. Il faut être vigilant, surtout que le sommet est toujours dans le brouillard rendant l’orientation difficile.

Début de l’ascension de l’Aiguille, au dessus de 3000m
Le brouillard joue avec nous
Dans la face, un rayon de soleil !

Au dessus des 3500m, la température diminue assez radicalement, les mains se raidissent dans la neige qui recouvre les rochers. L’ambiance est néanmoins feutrée, on arrive à se parler même d’assez loin. Je m’arrête régulièrement pour vérifier que tout le monde suit l’itinéraire et pour déterminer la direction à suivre. De temps en temps, quelques points de peinture rouge qui balisent l’itinéraire apparaissent sous la neige. Sinon, il faut guetter la moindre trouée dans le brouillard pour ne pas se laisser entrainer dans le mauvaise direction.

Le brouillard nous rattrape plus haut, le froid aussi…

Enfin, j’aperçois le sommet de l’Aiguille ! et j’entends même des voix, le refuge ne doit plus être très loin. C’est bien ça, quelques mètres plus haut j’aperçois la bâtisse argentée qui semble posée en équilibre au bord du vide. J’annonce la nouvelle aux autres en dessous. Bientôt leurs visages apparaissent sur la passerelle d’accès au refuge. Le souffle est court mais tout le monde est heureux d’avoir réussi la première étape de la mission ! Cette nuit nous dormirons à 3815m d’altitude, une première pour mes trois compagnons.

Au sortir du brouillard, le refuge du Goûter !

La chaleur du refuge est bienfaitrice. Petite collation, une assiette de soupe chaude, on se sent de suite mieux. La fréquentation du refuge est raisonnable, sans doute que le mauvais temps a dû en refroidir certains. En tout cas, excellente nouvelle, le gardien du refuge annonce du beau temps pour demain et il attend donc la grande foule dans la journée. Finalement, monter dans le mauvais temps nous aura permis d’éviter la foule et de faire notre ascension dans de meilleures conditions.

Après le repas, petite réunion pour décider du lendemain, heure de départ, comment s’équiper, comment former la/les cordée(s), etc. La journée qui nous attend est la plus difficile des deux : 1000m de dénivelé jusqu’au sommet, et puis 4000m de descente jusque dans la vallée, sans oublier la descente de l’Aiguille du Goûter et le franchissement du couloir sous les chutes de pierres…

Le départ est fixé à 4h. Si tout va bien, nous devrions atteindre le sommet vers les 8h, peu de temps après le lever de soleil. Le lever est donc fixé entre 3h et 3h30. Nous préparons le matériel, il faudra sortir du refuge tout équipé, lampe frontale, cordes, crampons, piolet en main, et il faudra être bien couvert car les températures annoncées après une nuit claire devraient atteindre les -15º à -20º. Il faut aussi décider de comment composer les cordées. A quatre, impossible de faire une seule cordée sur une corde de 40m, il faut donc faire deux cordées de deux. Je pensais à ça depuis avant le départ dans la vallée. Pas évident de trancher. Finalement, Jean-Pierre propose de faire une cordée avec Jean, il pense que leurs allures sont mieux compatibles, plutôt que de faire “un jeune et un moins jeune”, comme je l’envisageais. Je comprends mais j’espère que l’on pourra rester pas trop loin les uns des autres car au-delà de 4000m il devient difficile de s’attendre. Tout arrêt demande un gros effort à la reprise, effort dont l’intensité devient de plus en plus proportionnelle à l’altitude.

14 juillet 1976 – 4h du matin. Je pousse la porte du refuge et me retrouve brutalement dans l’obscurité. Il fait très froid, mais le ciel étoilé est magnifique ! Une belle journée nous attend.

Les crampons crissent sur la neige glacée

L’itinéraire est assez simple, direction le Dôme du Goûter à 4304m d’altitude. Grâce à la Lune, on le devine au-dessus du refuge. Peu avant le sommet du Dôme, sur lequel on ne va pas, on tire tout droit en direction de l’arête dite “des Bosses” qui conduit directement au sommet du Mont-Blanc. Un seul point de repère, le refuge Vallot à 4362m qui se situe au pied de l’arête.

L’itinéraire

Dans le noir, difficile de se reconnaitre, en me retournant je ne vois que des frontales, je ne vois donc pas où sont Jean et Jean-Pierre. La première heure est sans histoire, la pente est raide mais les crampons mordent la neige dure et l’altitude n’est pas encore un problème. Lorsqu’avec Christian nous atteignons le refuge Vallot, j’ai presque l’impression que le plus dur est fait. L’arête jusqu’au sommet est là devant nous. Il fait encore nuit, mais on voit l’horizon commencer à rougir.

Devant la simplicité de l’itinéraire, nous avions convenu de ne pas s’attendre, que chacun suive son rythme, et qu’on se retrouverait au sommet. Mais ne pas savoir où ils sont commence à m’obséder. Après 5-10 minutes d’arrêt au refuge Vallot sans les apercevoir, nous repartons. La pente dès le départ est extrêmement raide, je suis surpris. Et à 4300m d’altitude, l’essoufflement arrive vite. Tout de suite, mes jambes pèsent des tonnes, et le moindre effort me semble difficile. Je le savais pourtant, on n’aurait pas dû s’arrêter…

Le mur passé, on reprend notre marche régulière. Il devient de plus en plus difficile de se parler, à cause de l’essoufflement et d’un petit vent qui balaie l’arête.

Lever du soleil, au loin le cône d’ombre du Mont-Blanc

Lorsque le soleil se lève, les formes de la pénombre prennent vie. L’éperon rocheux sur le versant ouest se dresse dans le ciel. Et puis le chemin parcouru depuis le refuge Vallot nous apparait. On se dit que le plus dur est fait.

Christian au-dessus du refuge Vallot

Mais rien n’est moins sûr. J’avais lu dans les livres que la difficulté de l’arête des Bosses, outre sa pente, est le fait que chaque bosse semble être la dernière, mais qu’il y en a toujours une autre. Ce sentiment, fréquent en montagne, est ici décuplé car à 4500m, à 4600m, puis à 4700m cette impression s’amplifie encore avec le manque d’oxygène.

Depuis un moment je vois bien que nous dominons toutes les montagnes alentour, le sommet ne devrait plus être très loin !? mais le souffle se fait toujours plus court, chaque pas est une victoire.

L’arrête sommitale !

C’est la dernière défense du Mont-Blanc: l’arête sommitale, l’ultime épreuve pour avoir le droit de fouler le sommet. Tout d’un coup l’arrête se rétrécit, il n’y a guère plus de place que pour les deux pieds, et puis la pente de chaque versant est bien plus raide. En fait, cette forme “rondouillarde” que nous montre le Mont-Blanc depuis la vallée n’est pas la vraie, car on ne voit pas le sommet depuis Chamonix.

Je trouve le temps long, les cinquante derniers mètres me semblent interminables. On croise une cordée qui redescend, je ne peux m’empêcher de leur demander si le sommet est encore loin ? l’un me répond: “tu y es !” Et oui, nous y sommes, quelques pas de plus et la pente se redresse, au bout de cette fine arrête, je débouche enfin au sommet. Instantanément, mes yeux se remplissent de larmes. En quelques secondes, je pense à tous ces récits de conquête alpine que j’ai dévorés depuis mon adolescence. Je n’ai jamais ressenti une telle émotion en arrivant au sommet d’une montagne. On ne parle pas, on admire le panoramique qui nous entoure: des montagnes et des vallées à perte de vue, nous sommes bien sur le toit de l’Europe !

Christian au sommet

Et puis, deux pensées m’envahissent très vite: où sont Jean et Jean-Pierre ? pourvu qu’ils trouvent la force d’arriver jusqu’ici… et puis de suite après: il va falloir redescendre 4000m plus bas !

Une demi-heure passe et toujours personne, je commence à être sérieusement inquiet. Je traverse le sommet pour aller du côté de l’arête sommitale et essayer de les apercevoir.

Je guette Jean et Jean-Pierre

L’attente nous a paru interminable, mais une heure après notre arrivée, les voilà enfin ! Chapeau ! Nous sommes heureux et soulagés.

Jean et Jean-Pierre arrivent au sommet

Le froid qui paralyse les mâchoires, et la fatigue liée à l’effort font qu’on ne se parle quasiment pas. Seuls les sourires sur les visages traduisent le fond de nos pensées. On défile tous devant l’objectif.

Gagné !
Père et fils
Christian, Jean et Jean-Pierre

Un peu plus loin de nous, une cordée de deux est aussi en train d’admirer le panorama. L’un deux s’avance vers moi et me demande de les photographier. Ils ne parlent pas français, mais un petit drapeau sur leur sac me dit qu’ils sont polonais. Leur sourire éclatant en dit long sur leur plaisir d’être là. Une fois la photo faite, l’autre plonge sa main dans son sac, et en ressort une gourde qu’il me tend. Je la saisis volontiers car les nôtres n’ont pas résisté au froid et ne contiennent que des glaçons… Je bois et comprend immédiatement pourquoi le contenu de leur gourde n’est pas figé: ce n’est pas de l’eau, mais une sorte d’alcool blanc !

Du sommet, on voit les rayons du soleil se glisser dans toutes les vallées
Des montagnes à perte de vue

Les émotions passées, il faut se reconcentrer sur la longue descente qui nous attend. Je pense surtout à la descente de l’Aiguille du Goûter et aux chutes de pierres qui aujourd’hui seront à la fête avec ce beau soleil. Et puis, la fatigue aidant, la descente de l’arête avec des crampons aux pieds est délicate. Un dernier coup d’oeil, et nous voilà déjà dans la pente.

En montagne, l’ordre s’inverse à la descente, la cordée de Jean et Jean-Pierre part donc la première, suivi de Christian et moi. Etant le dernier, je peux m’assurer que tout se passe bien sans avoir besoin de me retourner. L’arête sommitale, la plus délicate à descendre, est déjà dernière nous.

Quelques minutes encore, et voilà le refuge Vallot juste en dessous de nous. La température remonte, les muscles se réchauffent aussi, mais c’est là qu’il faut redoubler de vigilance. Car nous voilà au sommet de la fameuse pente, la plus raide, celle où il ne faut pas que les pointes des crampons ne viennent s’accrocher avec l’autre pied, sous peine de se retrouver bien vite en bas. Je rappelle brièvement les règles à respecter, et que nous avions “révisées” avant le départ lors d’entrainements sur le glacier des Bossons. Chacun se concentre, et tout se passe bien. Nous voilà à 4300m, devant ce refuge que nous avions seulement aperçu dans la pénombre ce matin.

Le refuge-abri Vallot (4362m)

Une petite pause pour se décontracter les jambes, et nous nous lançons dans la descente vers le Dôme du Goûter. Les langues se délient, chacun commence à réaliser que c’est bien vrai: on l’a fait !

De retour de là-haut !

Une heure plus tard nous voilà au-dessus du refuge du Goûter, notre point de départ ce matin. Nous ouvrons grand les yeux car le soleil magnifie ce site merveilleux. C’est la récompense d’un départ de nuit, au retour on savoure le paysage.

L’Aiguille de Bionnassay, hier elle était dans le brouillard !

Voilà l’aiguille de Bionnassay, magnifique, d’une blancheur immaculée après les chutes de neige des derniers jours. Et puis, voici le refuge, retour à la case départ !

Le refuge du Goûter (3815m)

Déjà 1000m de descendus, mais il en reste 3000m jusque dans la vallée tout en bas ! Je propose que l’on ne s’attarde pas au refuge, car la dernière difficulté nous attend. Il va falloir affronter le couloir et ses chutes de pierres; et le plus tôt sera le mieux car le réchauffement dû au soleil, fait fondre la glace et libère les pierres.

Nous enfilons nos casques, et nous engageons dans la descente. Au début, c’est sans histoire, il faut simplement éviter la glace qui recouvre les blocs de rocher. Mais plusieurs cordées sont engagées dans la descente, et les pierres commencent à siffler autour de nous. Il faut surveiller de partout, il y a les pierres qui se détachent toutes seules au fur et à mesure que la glace fond, et celles que les autres cordées libèrent sous leur pied… la tension est palpable.

Et nous voilà à l’instant fatidique: le couloir de neige est là devant nous.

Localisation du couloir du Goûter

La largeur du couloir est d’environ 150m. Pour limiter les risques, il faut porter son casque, être encordé, et observer les chutes de pierres avant de s’engager pour bien localiser les endroits à risques, ceux où la plupart des pierres atterrissent. Puis il faut y aller, sans courir mais sans trainer, le regard vers le haut mais aussi devant ses pieds pour éviter la glissade dans la neige. C’est un exercice court mais nerveusement épuisant. Les pierres qui tombent sont de diverses tailles, des petites, beaucoup, mais lorsqu’elles viennent de 400m plus haut elles peuvent faire très mal, et des grosses, voire des gros blocs, qui se plantent généralement dans la neige, donc plus facile à anticiper.

Je suis tendu. Les pierres sifflent dans l’air. Et nos casques en accueillent quelques unes. Mais tout se passe bien, nous voilà de l’autre côté, soulagés !

Cette fois les grosses difficultés sont vraiment derrière nous. Nous traversons le glacier de Tête-Rousse, puis rattrapons le chemin qui redescend au Nid d’Aigle. Nous voilà au sec ! on charge nos sacs du matériel qui n’est plus nécessaire: crampons, piolets, cordes et casques, et on reprend quelques forces avant de se lancer dans la dernière partie de la grande descente. Le chemin nous parait facile mais la fatigue est bien présente. Les jambes sont lourdes, les pieds accrochent les pierres, la chaleur nous surprend aussi, on a l’impression de changer de climat.

Nous voilà au Nid d’Aigle, 2500m plus bas que le sommet. Nous ne voulons pas attendre un tramway, une seule chose nous obsède: descendre les quelques 2000m restants! La gare de départ, où la voiture nous attend est à 580m d’altitude, le chemin sera long. Pour la seule journée du 14, départ du refuge du Goûter à 4h, retour dans la vallée à 16h.

C’était le 14 juillet 1976, loin des fanfares et des défilés. Inoubliable !

jp

Actualisation (2019) – Ce que nous avons fait en 1976 n’est plus vraiment possible, en tout cas pas de la même manière. Ce qui a changé:

  • le refuge du Goûter a été reconstruit, il est beaucoup plus grand et un peu plus loin sur le sommet de l’Aiguille
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  • mais il n’est plus possible de monter au refuge sans réservation. Et il est de plus en plus difficile d’obtenir une réservation sans l’intermédiaire d’un guide. En conséquence certains “campent” sur le sommet de l’Aiguille du Goûter, ou bien dorment plus bas vers le refuge de Tête-Rousse, et montent au Mont-Blanc depuis là, ce qui allonge de beaucoup la montée et la rend plus dangereuse encore car il faut escalader l’Aiguille de nuit
  • l’Aiguille du Goûter a été équipé de câbles, mais ceux-ci sont maintenant en mauvais état (à cause des chutes de pierres) et sont remis en cause au profit d’ancrages de sécurité qui garderaient au lieu son aspect haute montagne. En effet la présence des câbles donne parfois l’impression aux touristes qu’ils peuvent s’y aventurer sans corde ni équipement. En 2018, 16 morts y ont été déplorés
  • certaines années la gendarmerie de haute montagne est présente aux abords du couloir et essaye de dissuader les alpinistes d’emprunter cet itinéraire à cause de sa dangerosité, et au vu de la fréquentation grandissante