la montagne des agneaux

Après la traversée des Dômes de Miage (le 14 août 1979 – voir vol au-dessus du glacier) il avait été question d’une course dans le massif de l’Oisans. Plus exactement, mon père parlait de cette course depuis quelques étés; la lecture de “ses guides” le faisait rêver d’une voie particulière dans la Montagne des Agneaux.

Les Agneaux sont constitués de trois sommets : la Calotte des Agneaux (ou Agneau Blanc) à 3634 m, le sommet central à 3648 m et le point culminant (ou Agneau Noir) à 3664 m. Celui qui faisait rêver mon père était l’Agneau Blanc par la voie Coolidge dite aussi la voie de la “calotte”. Cette voie, ouverte en 1926 par l’alpiniste américain Coolidge, a la particularité de se terminer par une grande plaque de glace, une “calotte” assez raide qui donne à cette voie une esthétique aérienne qui fait rêver le grimpeur.

C’est vrai qu’elle était tentante cette voie. Moi aussi elle me plaisait. Et puis j’aime bien l’Oisans. On y était venu la première fois en 1969. Cet été là avait été intense: d’abord trois semaines en Vanoise où avec Christian et mon père on avait fait pas moins de 9 sommets, dont trois au-dessus de 3000m, des premières pour nous. Et puis nous avions fini nos vacances par deux semaines en Oisans. Ce massif a une autre dimension que celui de la Vanoise. C’est une nature sauvage, avec beaucoup de glaciers, et des sommets mythiques comme La Meije ou la Barre des Ecrins qui font partie de la grande histoire de la conquête alpine. En cet fin d’été 1969, nous y avions grimpé le Bec de l’Homme (3456m), notre dixième sommet de l’été, un sommet magnifique qui surplombe le fabuleux glacier du Tabuchet, juste au pied du grand Pic de la Meije (3983m) et du Rateau.

La beauté sauvage de l’Oisans
Mon père dans l’ascension du Bec de l’Homme, au-dessus du glacier du Tabuchet

Et puis en 1979 j’ai fait mon stage à La Bérarde, cette “mecque” de l’alpinisme, ce petit village au coeur du massif que seuls les alpinistes fréquentent. J’en étais ressorti avec encore plus d’amour pour ce massif. Donc, la calotte des Agneaux, c’était effectivement très alléchant.

En cet été 1980, j’acceptais donc de passer deux semaines à Villar d’Arène, et de tenter les Agneaux avec mon père si le temps le permettait. Par contre je ne pouvais pas me libérer avant le 15 août, et en montagne après le 15 août la météo devient instable.

Mais il y avait autre chose qui me tracassait. La calotte des Agneaux, comme toutes les courses de glace, devient plus difficile en fin d’été car il ne reste que de la glace sur les sommets, la neige ayant fondu pendant les chaleurs estivales. Fin août, la cotation de la voie grimpe d’un ou deux crans. Cela voulait dire, qu’il allait falloir grimper cette calotte, non pas dans de la neige, mais sur de la glace solide avec une pente moyenne de 45-50º, et donc poser des broches, faire des relais pour s’assurer mutuellement, un peu comme dans une course de rocher.

Je savais, surtout après mon stage de l’année précédente, que j’étais capable de mener cette course à bien. Mais mon père n’avait jamais fait ce genre de choses. Et je me posais des questions. Dans le Mont-Blanc et les Dômes de Miage, il s’agissait de marcher ensemble sur une arête. Dans la calotte, il faudra grimper l’un après l’autre, savoir manier ses crampons dans une pente extrême, savoir poser des broches à glace pour assurer l’autre, savoir les récupérer, et être capable de passer près de 2h sur de la glace vive sans aucun plat pour se reposer.

Sans en rajouter, entrainer mon père dans cette aventure n’a pas été pas une décision simple. Il fallait conjuguer plaisir et sécurité. Dans une cordée, il y a toujours cet aspect des choses, assurer l’autre et compter sur lui en cas de difficulté. Mais quand l’autre est son père, cela change un peu les choses. Il ne fallait pas lui faire prendre des risques inconsidérés, ni avoir les mêmes attentes pour ma propre sécurité que celles que j’aurais eu avec un compagnon de mon âge et de mon niveau.

Les quelques jours précédant notre tentative, je faisais répéter à mon père, les gestes essentiels pour sa propre sécurité, et ceux qu’il lui faudrait effectuer pour garantir la mienne. De mon côté, j’avais réfléchi à ne prendre aucun risque. Par exemple, ne pas faire de trop longs relais dans la calotte, pour qu’il ne reste pas trop longtemps immobile et aussi pour limiter les conséquences d’un éventuel décrochage de ma part en tête.

Le 21 août, nous voilà donc partis pour le refuge de l’Alpe de Villar d’Arène (2079m).

Départ pour le refuge

Mon sac était lourd. Ne sachant pas exactement l’état de la glace dans la calotte, j’avais emmené pas mal de matériel pour couvrir toutes les situations. Et puis, si gravir la calotte était la difficulté majeure, la descente en était une autre. Lorsque les conditions le permettent, la voie de descente est la même que celle de montée, c’est à dire que l’on redescend la calotte. Mais ça se fait plutôt en début de saison, lorsqu’il y a encore pas mal de neige. Fin août cette option serait sans doute impossible. Il faudrait donc redescendre par une autre voie. J’en avais repéré une, par un petit glacier derrière le sommet. Seul problème il y avait une rimaye dont le franchissement nécessiterait de faire un court rappel. J’avais donc emmené deux cordes, une pour le rappel, une pour l’assurance, ce qui avait un prix en terme de poids.

Montée au refuge de l’Alpe de Villar d’Arène

Le soir au refuge, répétition générale.

Voie Coolidge

Une fois sur le glacier d’Arsine (en bas sur la photo) il faut remonter en direction d’une rimaye vers 3350m, puis rejoindre l’arête pour attaquer l’ascension de la calotte jusqu’au sommet.

Le refuge étant assez bas (2079m), le dénivelé jusqu’au sommet est important (1500m). Nous arrivons sur le glacier aux premières lueurs du jour.

Sur le glacier d’Arsine

Le temps est beau, nous progressons régulièrement et sans trop d’arrêts. J’ai les yeux rivés sur la calotte pour essayer de savoir ce qui nous attend. Du sommet je suis l’itinéraire des yeux, et puis: il y a une cordée un peu plus haut que nous. Ils sont deux. J’espère qu’on ne va pas se gêner dans la calotte…

La pente s’accentue

J’observe la progression de l’autre cordée, j’ai l’impression que nous progressons plus vite. On risque de se retrouver à la rimaye. Quelques minutes plus tard, c’est chose faite.

La cordée que nous rattrapons franchit la rimaye

Je suis un peu contrarié, impossible de les doubler, il va falloir se caler sur leur progression, ce qui change un peu mes plans. Je voulais faire des relais plutôt courts et rapides, il va falloir que je m’adapte à ce qu’ils font…

Le temps qu’ils franchissent la rimaye et qu’ils prennent de la hauteur, on s’équipe en mode “calotte”, mousquetons et broches sont de sortie, on resserre les crampons, enfile les gants, et on attend un peu avant de se lancer derrière eux. Bientôt quelques petits morceaux de glace nous tombent dessus. Je râle. Le premier de l’autre cordée joue du piolet, il semble tailler des marches au lieu d’utiliser ses crampons ! Ça ne me dit rien qui vaille, je décide de les laisser prendre un peu plus de champ, mais l’heure tourne et je ne veux quand même pas trop attendre.

Au-dessus de la rimaye

Voilà déjà le soleil et nous ne sommes pas encore dans la calotte. Je n’aime pas ça. Les derniers mètres de neige, et nous voilà sur l’arête au bas de la calotte. Comme attendu, c’est de la glace pure. C’est là que commencent les choses sérieuses. Depuis l’arête un petit vent remonte du couloir Piaget, le couloir d’à côté. Je dis à mon père d’enfiler sa veste car malgré le soleil il ne fait pas chaud, et au relais il risque même de faire froid. Dernières vérifications, et j’attaque. Avec les pointes avant de mes crampons je m’élève rapidement, la glace est parfaite. Je fais une petite longueur (20-25m), cherche un endroit pour poser une broche, m’assure, et fais monter mon père. C’est l’instant que j’attends depuis des jours. Comment va-t-il s’en sortir ?

Première longueur dans la calotte. A gauche dans l’ombre le couloir Piaget d’où monte le vent.

Tout va bien, il me rejoint sans trop de difficulté. Je vérifie qu’il s’assure sur le relais, lui redonne les consignes pour m’assurer lorsque je vais monter, et surtout lui rappeler de ne pas oublier de récupérer la broche. Me voilà reparti pour une deuxième longueur.

Deuxième longueur.

Rassuré par la qualité de la glace, je monte un peu plus haut cette fois. Mais l’autre cordée n’est pas très loin, je les entends. A la manière dont le premier joue du piolet, je me dis que leur technique est un peu limitée. Il va falloir que je ralentisse.

Je fais monter mon père. Tout semble aller, avec mon petit appareil photo attaché au baudrier je fais quelques photos, puis soudain… je le vois qui s’agite dans une drôle de position, il est presque parallèle à la pente au lieu d’être face à elle. Je demande ce qu’il se passe, il me dit que la lanière de l’un de ses crampons est desserrée…

Mon père resserre les lanières de ses crampons !

Je ne dis rien mais je fulmine. Il est coutumier du fait, je lui dis souvent de les resserrer. Mais là, ça n’est vraiment pas le bon moment… en une minute beaucoup de choses me traversent l’esprit: va-t-il falloir que je redescende pour l’aider, pourvu qu’il ne perde pas son crampon… mais surtout rester calme. J’attends qu’il me dise quelque chose. Et puis au bout de quelques minutes qui m’ont paru une éternité, il me dit que c’est bon. Le voilà qui continue sa progression. Je l’assure encore plus tendu, au cas où.

Le voilà qui me rejoint. Je vérifie ses lanières, resserre tout, râle un peu mais pas trop. Il faut se reconcentrer sur la suite. Je m’apprête à repartir quand une pluie de petits bouts de glace nous tombe dessus. Les casques jouent leur rôle, mais un morceau me tombe directement sur la main gauche. Malgré le gant je ressens une vive douleur. Je crie au-dessus pour leur rappeler qu’on est en dessous. Un “désolé” redescend. En attendant, ma main me fait mal. Heureusement c’est la gauche. Je reprends ma progression, la douleur passe un peu et puis surtout je me concentre sur le reste.

Une trentaine de mètres plus haut, je rattrape le deuxième de la cordée. Il est au relais, et va repartir. Je lui dis gentiment d’arrêter de tailler avec le piolet, que la glace est parfaite et que ça ne sert à rien à part nous balancer des morceaux sur la tête. Il me dit que c’est le premier qui le fait, mais qu’il va le lui dire.

On rattrape l’autre cordée dans la calotte.

D’ailleurs je le vois au relais les pieds posés sur une petite marche que son premier a dû effectivement tailler consciencieusement, je ne dis rien mais bon… ma main est douloureuse. En attendant qu’il reparte je pose ma main sur la glace pour que la douleur passe un peu. Dès que l’autre est parti, je fais monter mon père, et les laisse prendre plus d’une longueur d’avance pour éviter de les rattraper à nouveau. Nous avons gravi la moitié de la calotte, le côté aérien de cette pente est vraiment excitant. Mon père ne dit trop rien, l’ambiance de la voie semble l’impressionner un peu.

Encore deux longueurs, et je tire un virage sur la droite pour me mettre dans l’axe du sommet. Tout en bas, je devine le refuge, du coté du lac du Pavé. On a pris une sacré altitude !

On approche du sommet. En contrebas, le lac du Pavé d’où nous sommes partis ce matin

Deux nouvelles longueurs et je vois la pente au-dessus de moi disparaitre, nous y sommes, le sommet est juste à portée de main. Bientôt, je vois mon père surgir de la dernière longueur raide, il semble en équilibre sur l’arête. Je prends cette photo beaucoup vue dans les bouquins. Et au loin, sur l’horizon, mais oui: c’est le Mont-Blanc !

Sortie de la calotte, au loin le Mont-Blanc

Nous voilà au sommet, une tape sur l’épaule, mon père est soulagé, il a trouvé la calotte difficile. On regarde le paysage en silence, quel panorama !

Au sommet. No comment…
Soulagé, tout s’est bien passé !

L’autre cordée est un peu plus loin sur les rochers. Ils sont allongés au soleil et ne semblent pas pressés de redescendre. Tant mieux, car je ne veux pas attendre derrière eux pour le rappel. De plus, le soleil commence à chauffer, et le passage de la rimaye doit se faire au plus vite. On grignote quelques fruits secs, et nous voilà partis dans la descente opposée à la calotte. Nous devons rejoindre le glacier du Réou d’Arsine en contrebas du sommet, franchir la rimaye, puis redescendre tout le glacier pour rattraper le chemin jusqu’au refuge.

La descente depuis le sommet (S), le rappel (R) et la descente du glacier. On voit l’autre cordée

Pas de problème pour redescendre du sommet crampons aux pieds. Je regarde s’il serait possible de sauter la rimaye à l’aplomb de l’Agneau Noir, mais la marche est trop haute. Je continue donc la traversée du névé en suivant la trace laissée par les cordées précédentes, et je tombe sur un rappel déjà équipé avec des broches en bon état. Soulagement, c’est toujours ça de moins à faire. J’équipe mon père, explique la manoeuvre, il n’a qu’une dizaine de mètres à descendre pour prendre pied sur la glacier. Tout se passe bien, je descends à mon tour. Une bonne chose de faite ! Nous descendons sur la rive gauche du glacier, et nous arrêtons pour manger un peu car il y a plus de 9h que nous sommes partis du refuge.

Pendant que nous mangeons, nous voyons l’autre cordée suivre le même chemin. Je prends la photo ci-dessus, on les voit assis sur le glacier en train de se déséquiper.

Un gros quart d’heure et nous rattrapons le lit du glacier pour le descendre. J’ai préféré que nous restions encordés, sur un glacier on ne sait jamais. Nous marchons côte à côte, des anneaux à la main, la pression redescend, je sens la tension physique et surtout nerveuse se relâcher quand soudain… un énorme craquement!

Je me retourne, et vois un énorme sérac se détacher derrière nous (voir cercle rouge sur la photo ci-dessus). Il a l’air vraiment gros. Une fois sur le glacier il commence à rouler dans un grand fracas, et surtout dans notre direction, au beau milieu du glacier.

Mon sang ne fait qu’un tour, je crie à mon père de courir en direction de la rive droite. Je m’occupe de la corde comme je peux, et nous piquons un sprint, crampons aux pieds, pour s’éloigner de l’axe de la trajectoire du sérac. Quand nous arrivons au bord du glacier, nous nous écroulons dans la neige, épuisés par ce sprint. Mais autour de nous, à nouveau le silence. Je regarde vers le haut, le sérac s’est planté une centaine de mètres au-dessus de nous… Ouf !

C’est une bonne illustration des risques dits “objectifs” en montagne. Lors d’une course de glace, il faut toujours garder à l’esprit ce genre de choses. L’été, le soleil chauffe fort, et il faut redescendre avant que les glaciers ne craquent de partout. Depuis les refuges, il n’est pas rare d’entendre, et même de voir, des chutes de séracs. Cette fois là, nous en avons vu une de très près !

Une heure plus tard, nous rattrapons le chemin et faisons une dernière halte pour ranger le matériel et manger encore un morceau. Assis côte à côte sur une herbe bien verte, le regard en direction de cette montagne des Agneaux si belle, nous sommes perdus dans nos pensées et… fatigués ! Je suis heureux d’avoir réussi à mener cette course à son terme. Je me suis posé beaucoup de questions, avant et pendant, mais finalement je me dis que mon père doit être content. Même s’il ne le dit pas. Car il parle peu de ses émotions. Mais à ce moment précis, une main se pose sur mon épaule et la serre en la secouant un peu; je tourne la tête, et je vois le sourire de mon père. Je crois qu’il est content.

Je ne le savais pas encore, mais nous venions de faire notre dernière course ensemble. A peine plus de cinq ans plus tard, il nous quittait. J’aime à penser que ce jour-là, ce 22 août 1980, nous avions passé une dernière belle journée ensemble.

Epilogue

Onze mois plus tard, je retrouve Christian à Vence. Avec mon “copain d’escalade” Gérard, qui est en vacances dans le coin, nous allons tous les trois grimper la voie Malet au Baou de St Jeannet.

Après une parenthèse douloureuse de sa vie, à Metz, Christian a rejoint le sud depuis le début de l’année scolaire et habite maintenant Vence. Depuis le Mont-Blanc nous n’avons plus eu l’occasion de grimper ensemble. Mais cette année-là il fréquente assidûment le Baou, et connait bien la voie Malet, un grand classique. Avec Gérard, nous allons donc profiter de son expérience.

Voie Malet au Baou de St Jeannet

Le passage difficile se situe dans le dièdre aux pitons (R8, R9, R10). Mais Christian est en forme, et maitrise complètement ce passage.

Christian aborde le dièdre aux pitons
Depuis R10, passage en 5c

En le voyant grimper, si à l’aise sur le rocher, je me dis que nous ferions une belle cordée pour des courses mixtes en montagne: lui sur le rocher, moi sur la glace, cela devrait bien marcher ! nous n’avons pas encore 30 ans, l’avenir nous appartient.

Avec Christian au sommet
Sommet du Baou – Juillet 1981

Mais nous n’aurons pas cette chance, et cette matinée d’escalade sera notre dernière sortie ensemble. Quatre ans et demi plus tard, lui aussi s’en allait. Mes deux compagnons de cordée partis tous les deux en même temps… retourner en montagne deviendra compliqué. J’ai mis longtemps à même l’envisager.

Peut-être que ces quelques mots me le permettront.

jp