A la rencontre de Leonard Lomell

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17 juillet 2011. Depuis le matin, les grains se succèdent, violents. Le vent tourbillonne, et la pluie cingle le visage. Le sol est détrempé, la boue colle aux semelles. En quelques minutes, mon jeans est trempé. Mais cela ne me dérange pas; il est des lieux où l’on accepte de souffrir un peu. Bientôt j’aperçois la mer. Elle est grise comme le ciel, ce qui fait ressortir l’ocre des falaises calcaires qui se dressent devant elle.

L’endroit est presque désert, seuls quelques touristes arpentent la lande, escaladent les blockhaus, l’appareil photo à la main. Le silence règne, seulement brisé par quelques éclats de rire qui semblent immédiatement déplacés.

Au sol, des cratères de taille variable témoignent de la force des évènements qui se sont déroulés ici. Une ligne de fils de fer barbelés court sur le bord de la falaise: sécurité ou volonté de conserver les lieux tels qu’ils furent ? Je suis du regard cette ligne brisée, hérissée de pointes rouillées. Puis, près d’un poteau, une tache colorée. Je m’avance. Un petit drapeau américain est là, au ras du sol. Je m’accroupis pour lire la petite étiquette blanche accrochée à la pointe dorée qui termine cette mini-hampe: “Sergent Chef Leonard Lomell. 2ème Bataillon de Ranger US. 1920-2011.”

Un rapide calcul, Leonard avait 24 ans en 1944. Et il a donc quitté ce monde il y a seulement quelques mois, à l’âge de 91 ans. Je reste songeur, pourquoi ce petit drapeau ? Pourquoi lui ? En effet, sur les 225 rangers qui ont investi cette falaise, seuls 90  en sont sortis vivants. Une stèle rend d’ailleurs hommage à tous ces jeunes hommes un peu plus loin. Puis, je me dis que ces évènements ont tellement marqué ceux qui les ont faits, qu’il a peut-être voulu rejoindre ses camarades, être un peu là où ils sont tombés. A moins que sa famille n’ait souhaité lui rendre ce dernier hommage ?

Qui était Leonard Lomell ? Cette question m’a habité une partie de l’été. Quelques recherches plus tard, voici ce que j’ai trouvé, voici pourquoi son histoire est liée à la nôtre, pourquoi ce discret petit drapeau est si important:

Leonard est né le 22 janvier 1920. On sait peu de choses de sa naissance, mais il fut adopté, bébé,  par un couple d’immigrants scandinaves vivant à Brooklyn. Quelques années plus tard, ses parents adoptifs vécurent dans le New Jersey, à Point Pleasant où il fit ses études. En 1941, ses études terminées, il travaille dans une compagnie ferroviaire, avant de rejoindre l’armée. C’est à ce moment qu’il rencontre sa future femme Charlotte. Mais en 1942, il se porte volontaire pour rejoindre les Rangers, et intègre en 1943 le second bataillon de Rangers, spécialement créé pour intervenir en Europe.

Le 6 juin 1944, la mission des compagnies Dog, Easy et Fox du second bataillon des Rangers est capitale, et extrêmement périlleuse. Il s’agit de prendre le contrôle de la Pointe du Hoc et surtout des cinq pièces d’artillerie de l’armée allemande, des canons de 155, les plus puissants du secteur. Capitale, car depuis la Pointe du Hoc les canons allemands peuvent couvrir deux des plages du débarquement allié: Omaha Beach et Utah Beach.  Périlleuse, car pour prendre le contrôle de ces pièces d’artillerie il faut escalader, depuis la plage, des falaises de 30m de haut, sous le feu de l’ennemi.

A 24 ans, le sergent Lomell assure le commandement de la compagnie D (Dog) dont la mission exclusive est de s’emparer des dits canons.   Ses hommes atteignent le pied de la falaise après avoir été largués un peu plus loin que prévu de la côte; ils doivent d’abord nager pour atteindre la plage. Dès son débarquement, Leonard est blessé aux côtes par un tir ennemi, mais il continue néanmoins sa progression jusqu’à la plage. A l’aide de deux échelles, il atteint avec onze de ses hommes le sommet de la falaise. Les bombardements alliés qui ont précédé le débarquement ont complètement transformé le paysage que les Rangers ont du mal à reconnaitre: Leonard dira que cela ressemblait à un paysage lunaire.

Après quelques hésitations, les emplacements des canons de 155 sont identifiés, mais… les canons ont disparu. Lomell pense que les Allemands les ont cachés pour les préserver des bombardements. Il cherche aux alentours, sous la mitraille ennemi, et finit par apercevoir des ornières qui semblent indiquer le passage de lourds engins. Avec le sergent Kuhn, ils suivent les traces et découvrent les canons un peu plus loin dans un verger. Ils placent des grenades silencieuses dans les fûts des canons pour les saboter. Il leur faudra effectuer quatre aller-retours entre la falaise et les canons pour aller chercher plus de grenades et finir le travail, toujours sous le feu des Allemands. Avant 9 heures du matin, la mission est accomplie, le 2nd Bataillon de Rangers a anéanti les 5 canons de 155; le débarquement sur les plages d’Omaha Beach et Utah Beach peut commencer.

Les Rangers en ont payé le prix fort, avec seulement 90 survivants sur 225 hommes. Leonard Lomell dira “avoir eu de la chance” de découvrir l’emplacement des canons, mais son action fut capitale dans l’opération, et il n’est pas exagéré de penser que le succès du débarquement allié doit beaucoup à ces hommes.

Deux ans après, Léonard épousait Charlotte, ils eurent trois filles. Après la guerre Leonard Lomell reprit ses études, devint avocat, puis Directeur de la First National Bank.

Voilà l’histoire de Leonard Lomell. Ce petit drapeau américain cachait bien des choses! Je ne sais pas qui a décidé de le placer là, ni pourquoi, mais j’ose penser que quelque part Leonard Lomell voulait rendre un ultime hommage à ses compagnons du 6 juin 1944.

Lorsque, un peu plus tard, j’ai quitté la Pointe du Hoc pour aller marcher sur Omaha Beach, je ressentais une grande émotion, sachant les sacrifices de jeunes vies que ce sable avait vus. Le cimetière américain, qui surplombe la plage, aligne pas moins de 9 800 croix blanches. Le terrible prix de la liberté.

Aujourd’hui je sais que sans Leonard Lomell, l’Histoire aurait sans doute pris une autre direction.

Si vous passez en Normandie, arrêtez-vous sur la Pointe du Hoc, Leonard Lomell et ses frères en valent la peine.

jp