Sous le signe du Triplet

En attendant le printemps
Le ciel change. Pendant que nos nuits raccourcissent, des mouvements s’opèrent, la mécanique céleste se déplace et avec elle les belles constellations du Lion, de la Vierge, de la Grande Ourse et des Chiens de Chasse. Bientôt elles seront nos compagnes du début de nuit. Elles ont un point commun qui me ravit: elles regorgent de galaxies! Et depuis mon voyage vers le pôle nord galactique vous savez que j’ai un faible pour elles. Alors pour ce printemps, j’ai décidé de passer les semaines qui viennent à les observer attentivement, plusieurs fois si nécessaire, pour les voir évoluer, changer, se montrer différentes. Je vais passer mon printemps à les poursuivre, pour mieux les aimer. Et puis, j’ai pris une décision que je regretterais peut-être , vu mes capacités dans ce domaine : je vais essayer, modestement, de les dessiner; je devrais plutôt dire de les croquer, ce serait plus juste.

Répétition générale.
Alors, ce matin, c’est une sorte de répétition générale, d’abord pour retrouver mes repères dans cette région du ciel, et puis aussi pour essayer de faire un premier croquis, pour savoir ce dont je suis réellement capable… Je me suis levé à 3h pour éviter la Lune et surtout pour que le Lion soit plein sud-ouest, c’est à dire juste en face chez moi. Je suis tout excité de revoir une constellation que je n’ai pas visitée depuis le printemps dernier. Pour ces retrouvailles avec le noble animal, j’ai choisi de me concentrer sur trois triplets: tout d’abord le plus fameux (M65, M66, NGC3628), puis M95-M96-M105, et enfin NGC3681-3684-3686. Pourquoi des triplets ? D’abord par esthétisme, voir trois objets dans le même champ est une des plus belles choses qui soient; ensuite pour une raison plus émotionnelle: depuis un certain 27 février 1986, je peux dire que je vis, astronomiquement, sous le signe du triplet. Et ce matin, c’est presque un anniversaire.

M65-M66-NGC3628
Il est 3h30, je suis prêt. Le ciel est beau, sans plus. Il manque d’éclat. Le temps que je m’installe un nuage s’est réveillé du nord-ouest. Je le surveille d’un air méfiant. J’ai l’impression que lui aussi… Je pointe le triplet, très heureux de le revoir. Il est un peu à l’image du ciel, pas très en forme. M66, habituellement la plus ronde, est un peu tronquée ; son noyau est toutefois bien brillant. Etonnamment, M65 semble presque plus imposante que M66, son noyau est plus empatté, plus diffus. Quant à NGC3628, c’est une fine lame comme d’habitude, mais je ne vois pas la séparation, et le noyau est vaguement visible. J’ai l’impression de les avoir réveillées et qu’elles semblent s’étonner de ce regard précoce. Le nuage, lui, se fait menaçant, je le suspecte de vouloir venir me voir… Je sors vite ma planchette et commence à croquer la scène. Un oeil dans l’oculaire, un sur le papier blanc, et un troisième sur le nuage . Celui-là fait jouer ses pouvoirs magiques et se métamorphose pour couvrir plus de ciel, je fais comme si je ne voyais rien. Et puis, alors que je peaufine M66, elle disparaît de l’oculaire. Je lève la tête, le monstre s’est encore métamorphosé, il est énorme, et recouvre la totalité du Lion. J’avais bien vu son côté sournois. En plus il semble se moquer : il a pris la forme de l’Amérique du Nord ! Sournois et arrogant ! J’attends. Il se lassera avant moi. Un petit quart d’heure plus tard, il s’est volatilisé. Je ricane et reprends mon dessin. Mais l’ignoble individu, a laissé des mines derrière lui, des bribes, des filaments, qui passent et repassent. Je termine tant bien que mal mon dessin. Il me semble fidèle à la vision dans l’oculaire : un triplet des mauvais jours. Mais c’est comme ça, le ciel décide. Vous me direz ce que vous pensez du dessin, enfin du truc que j’ai fait là…

M95-M96-M105
Je me déplace un peu vers l’est, sous le ventre de la bête, pour aller voir mon deuxième triplet. Je localise M95 immédiatement, puis M105. Mais où est passée M96 ?? J’explore, vérifie mon orientation, regarde le PSA, revient à l’oculaire, pas de doute elle doit être dans le champ. Et puis, ah mais oui la voilà, oh la pauvre… c’est une ombre, un fantôme. A l’œil nu le secteur semble encore envahi par des résidus de ce nuage arrogant qui n’a pas supporté ma présence. Je passe du temps sur la zone, M96 se montre mieux par moment. Et puis, le triplet va se transformer en quartet : NGC3384 se montre là tout prés de M105. Elle est même en meilleure forme que M96 ! Je sens que les choses se gâtent. J’hésite à aller voir mon troisième triplet qui est plus difficile, mais bon, je suis debout, allez c’est parti !

NGC3681-3684-3686
Celui-là est une autre histoire. Des magnitudes de plus de 11 (11.4 à 11.7), et des tailles de 2’ d’arc au bas mot, il va falloir ouvrir l’œil ! A l’œil nu, j’aperçois difficilement la petite étoile qui sert de repère dans le triangle Denebolah-Zosma-Chertan. Elle n’est pourtant que de magnitude 5.5… Je pointe la région et commence à chercher. Pas évident. Et puis, au fil des minutes, une, puis deux rondeurs nébuleuses font leur apparition, et puis une troisième, enfin je crois, ah oui, ah non. Bref, le triplet est, comme attendu, particulièrement difficile. J’en vois clairement deux, de forme bien ronde, mais la troisième est comment dire ? …aléatoire

5h30, j’aperçois Saturne dans les brumes de la Vierge. Je m’y dirige. Ca bouge pas mal, et puis moins, curieusement c’est même plutôt stable au bout d’un moment. Je n’ose pas trop grossir, à 150x, le spectacle est malgré tout joli. Les anneaux sont finement visibles, et quelques bandes autour de l’équateur également. Heureux de retrouver Saturne aussi !

Je regarde le ciel, il est presque voilé par endroits. Je vais me rentrer, quand même heureux de ma sortie. J’ai vu ce que je voulais voir, à défaut d’une grande qualité de ciel, et j’ai fait un gribouillis du célèbre triplet.

Anniversaire
Ce petit matin du 27 février 1986, je sors de l’hôpital vers 6h. Comme pour chercher de l’oxygène, je lève les yeux vers le ciel : le Scorpion se lève, Antarès est magnifique, et sur sa gauche deux objets lumineux forment avec elle un triplet que je n’oublierai jamais. Mars et Saturne sont en conjonction ce matin là, tout près d’Antarès. Le triangle est magique, et c’est là que je décide que reposera mon père, qui vient de mourir dans mes bras, après avoir consacré sa courte vie à l’astronomie. Le signe du triplet vient d’entrer dans ma vie.

jp

Photo: Jean Pinson, 1959 – Pose de carrés de poix pour le polissage d’un miroir.

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